Transcription et traduction de la lettre entière.
Chère mère et chère Gret,
Je n’ai pas reçu de lettre de votre part depuis un certain temps, mais avec l’arrivée du courrier canadien aujourd’hui, peut-être que j’en aurai une demain. Je vous écris pour vous raconter les événements extraordinaires que nous vivons actuellement.
Comme vous l’avez sans doute lu dans les journaux, nous avançons alors que l’ennemi s’est retiré du pays et, si ce n’était du mauvais temps, nous passerions un moment très agréable. Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer cette occasion, car rien
ne peut décrire la joie des habitants d’avoir été délivrés des Allemands, la plupart d’entre eux n’ayant pas vu les troupes britanniques depuis quatre ans.
Bien sûr, tous les civils que nous rencontrons sont soit très âgés, soit très jeunes, les membres de la population active ayant été appelés en renfort probablement pour contribuer à l’effort de guerre ou faire tout travail pressant. J’ai même entendu
parler de certains Français ayant été cachés par leurs femmes pendant près de quatre ans, depuis que l’ennemi a envahi le pays, dans l’espoir que les armées alliées reviendraient et les libéreraient.
Autre chose bizarre, toutes les maisonnées semblaient cacher un drapeau français qu’elles ont immédiatement ressorti dès que nos troupes ont commencé à faire leur entrée. Certaines villes exhibaient tellement de drapeaux qu’on se serait cru aux premiers
jours de la guerre en Angleterre. Je suppose que vous vous demandez comment l’Allemagne quitte le pays. D’après ce que j’ai pu voir jusqu’à présent, elle se comporte tout à fait décemment; certes, la plupart des ponts et des carrefours ont explosé, les
mines et l’équipement des usines ont été détruits sans compter que les lignes de chemin de fer sont également hors service. Mais il y a une exception : les villes et les villages sont intacts, même si les plus belles demeures ont été pour la plupart
pillées.
Autre exception, presque toutes les fenêtres d’une ville ont été fracassées. Alors que je la traversais à pied, j’imaginais les Allemands en train de ramasser des pierres sur leur passage et de les projeter sur les fenêtres. Certaines villes sont restées
indemnes; aussi les habitants ne se plaignent pas de grand chose, si ce n’est de la rareté de la nourriture, leur principal souci. J’aimerais faire l’éloge des renforts américains qui sont parvenus à ravitailler en nourriture les prisonniers civils du
nord de la France qui seraient sûrement morts de faim sans cette aide. Étonnamment, l’une des premières choses que nous avons remarquées, c’est que les enfants portaient des blouses confectionnées à partir de sacs de farine canadienne. D’après notre
enquête, ces sacs faisaient partie du ravitaillement organisé par l’American Relief Fund.
Dernièrement, le temps a été franchement mauvais. Il a plu sans relâche tous les jours pendant trois jours; les routes ne sont pas très bonnes, et il est courant de voir des camions dans le fossé. Mais l’élément positif de tout cela, c’est que nous avons
de bons cantonnements. En ce moment, nous sommes logés dans une belle maison, les civils de cette région étant tous partis en raison de bombardements occasionnels. Nous prenons donc nos aises. Certains d’entre nous disposent de belles pièces avec des
meubles de style Louis XIV. La pièce où nous faisons notre toilette possède des meubles en palissandre, trois énormes miroirs, l’un d’entre eux est une psyché. Quant au lit, c’est l’un des meilleurs, car, comme vous le savez, les gens se spécialisent
dans la fabrication des lits dans ce coin du pays.
Le logement des officiers et la salle des rapports sont formidables; tout y a été laissé tel quel; on y trouve la coutellerie et la porcelaine. Le cuisinier utilise les cuisines. En fait, tout le monde s’y sent tellement à l’aise que nous serons tous
navrés de partir; nous y avons passé les meilleurs moments au cours de cette guerre. Les combats ne sont pas trop rudes, la plupart du temps il s’agit d’un travail de patrouille. Il faut dire que les bombardements sont très sporadiques et inefficaces,
quasiment inexistants, du moins comparativement à ce à quoi nous sommes habitués.
Je n’ai pas eu d’autres nouvelles de Bart dernièrement, mais j’imagine qu’il s’en tire bien. Aussi, je m’attends à recevoir de ses nouvelles un jour ou l’autre. Je n’ai pas reçu de lettre de Ted depuis un bon moment. Je suppose qu’il n’a pas grand-chose
à raconter de toute façon. Je sais moi-même à quel point sa vie est ou a été monotone jour après jour, une situation qui a poussé beaucoup d’hommes vers le mariage en Écosse.
Je pense bien que c’est tout ce que j’ai à vous dire pour l’instant. J’écrirai aussitôt que j’aurai de vos nouvelles. Transmettez mes tendres pensées à Gret.
Votre fils qui vous aime,
Harry