L'interview traduite de J.R. McIlree est intégralement transcrite ci-dessous.
[DÉBUT 00:00]
Question : Pouvez-vous me raconter ce qui s’est passé le 22 avril?
John McIlree : Oui. Lorsque nous avons terminé notre voyage dans les tranchées, nous sommes allés prendre la relève de la brigade à [nom inconnu]. Nous formions des équipes de travail de nuit, pendant deux ou trois nuits. Le 22 avril, au
moment où le soleil se couchait, nous avons vu une étrange lumière dans le ciel, à l’ouest, puis nous avons senti cette odeur, et je me suis souvenu de mes cours de chimie : c’était du chlore. Un de nos routiers, qui avait été à Ypres, est arrivé en
toute hâte dans son avant-train et a dit : « Ils ont réussi à percer, ils ont réussi à percer. » Quelqu’un lui a crié : « Tais-toi, espèce de salaud! » En même temps, presque instinctivement, nous nous sommes couchés au sol. Tout le jour et la veille,
le contrôle aérien avait été si strict que personne n’était autorisé à se déplacer tant qu’il y avait un avion en vue. Nous avons donc été le seul campement à vue, la seule ferme à vue qui n’ait pas été bombardée. Bref, nous sommes allés. Avant cela,
nous avions vu nos troupes qui arrivaient et, en arrière-plan, notre bâtiment en feu. Nous apercevions les silhouettes de nos hommes remonter les crêtes en file indienne. Nous avons creusé la terre avec nos outils de tranchée, et nous sommes restés le
lendemain au même endroit, sans que rien ne se passe. L’ennemi nous savait là derrière, quelque part, mais il ne pouvait nous voir comme nous ne pouvions le voir. Nous avons apporté les pics et les pelles et creusé des tranchées. Au milieu de la matinée,
j’ai reçu l’ordre de mon commandant de compagnie de battre en retraite, de partir avec mon groupe de combat et de couvrir la retraite. J’y suis allé. Il y avait une sorte de haie, et personne en vue. Nous étions là, et les troupes ennemies ont commencé
à arriver. On ne voyait que le sommet de leurs têtes, c’était tout.
[TEMPS : 3:15]
Question : Aviez-vous emprunté la crête de Gravenstafel de là?
John McIlree : Je suppose. Comme je l’ai expliqué, je ne savais, en aucun temps, où je me trouvais. Est-ce que mon récit est trop long? (Réponse de la personne menant l'entrevue : Vous racontez merveilleusement. Continuez.) J’imagine
que la retraite était à la crête de Gravenstafel, ce qui signifie que Saint-Julien se trouvait sur la gauche. N'est-ce pas? (Personne menant l'entrevue : Mmhmm.) Je ne suis pas parti avec le reste des hommes. Une balle a traversé le coin de ma
tunique, et lorsque je suis revenu à la tranchée que nous avions creusée, j’y ai trouvé un de mes sergents qui avait été atteint au-dessus du cœur, et un camarade, pas très intelligent, qui s’attachait à moi. Comme je voulais me débarrasser de lui, je
lui ai demandé de prendre le sergent et de le ramener. D’une façon miraculeuse, il l’a fait, même si le sergent n’a pas survécu. Nous sommes arrivés sur une route, dans un village que vous dites être Saint-Julien. Nous sommes retournés très lentement.
Il n’y avait plus de place dans cette tranchée, qui était très profonde. Un de nos sergents, un mitrailleur dénommé Weeks, se trouvait là. Je l'ai aperçu au loin derrière le feu avec quelqu'un qui l'aidait, flambant tout dans toutes les directions. [mots
inconnus] même sous une mitrailleuse, de ne plus refaire cela. Mais il a disparu. J’ai alors tenté d’organiser les choses, utilisant, pour tirer, nos propres morts comme marches, car la profondeur des tranchées nous empêchait de voir dehors. [mots inconnus]
Nous savions que l’ennemi se trouvait à certains endroits, et nous avons simplement tenté de garder le contrôle. Des gaz lacrymogènes ont alors commencé à éclater. Peu de temps après, sur 50 verges, nous ne pouvions même plus voir nos fusils. Un de nos
traînards est alors revenu par la même route que celle que j’avais empruntée, et un Allemand a couru le long de la route qui menait à Saint-Julien en tirant sur lui. Un jeune camarade du 13e bataillon a tiré en retour, et une seconde après,
il a eu l’Allemand juste entre les deux yeux. Je me trouvais très près de lui, et personne n’a essayé de tirer sur moi. Puis, de notre droite, un major dont je ne me rappelle plus le nom a lancé l’ordre de cesser le feu. J’ai avancé, les messages sont
devenus confus, mais je savais qu’il s’agissait de mon commandant de compagnie, le major Byng Hall.
[TEMPS : 7:29]
John McIlree : À ce moment-là, nous nous sommes demandé ce qu’il fallait faire. Me fiant à la propagande que j’avais entendue, j’ai cru que si j’étais fait prisonnier, je mourrais d’une mort lente et pénible, et j’ai pensé qu’une balle rapide
me délivrerait plus facilement et me donnait ma chance. Aussi ai-je déclaré : « Chacun pour soi ». Six d’entre nous sont partis. Nous devions nous faufiler à travers la haie à l’arrière, puis rejoindre un champ cerné d’un côté par l’ennemi et de l’autre,
par une haie. Devant moi, un camarade a été touché. Il est tombé en criant et, s’accrochant à mon pied, il m’a fait trébucher. J’ai alors eu l’idée de faire le mort. Je me suis arc-bouté et j’ai avancé de quelques verges, puis je me suis affaissé et
me suis allongé, soi-disant mort, ou tout au moins je me tortillais légèrement comme si je me mourais. Mon équipement a été atteint au moins une demi-douzaine de fois, mais je n’ai même pas eu une égratignure. Je me suis finalement levé et je suis parti.
J’ai été le seul à sortir de là, tous les autres ont été faits prisonniers. Comme je l’ai dit, les Allemands ne tuaient pas, sinon quelques hommes particulièrement nerveux. Ils savaient qu’ils nous tenaient, et tant qu’on ne cherchait pas la bagarre
et qu’on ne tentait pas de se sauver, ils laissaient aller. C’est en tout cas l’impression que j’ai eue. Je suis revenu sur mes pas et j’ai trouvé plusieurs soldats du bataillon restés en arrière, dans le campement d’où ils étaient partis. Les Britanniques
arrivaient en soirée, quelques bataillons de l’autre côté du saillant, en rangs ouverts, avec les grands obus d’artillerie noirs éclatant au-dessus d’eux. [mots inconnus] Ce soir-là, on nous a ramassés et on nous a emmenés je ne sais où, enfouis à la
gauche des réservistes volontaires nouvellement arrivés, lesquels formaient un bataillon totalement inexpérimenté. Au matin, j’ai constaté la présence parmi mes voisins de trois anciens camarades de la 1re compagnie, et quand l'un a vu mes
galons de sergent, il a dit : « Écoute, mon gars, ne te mets pas à donner des ordres ici ». Il n’y avait rien en vue, comme d’habitude, sinon une ferme, et ce qu’il y avait à la gauche de la ferme, un peu à notre gauche. Loin du côté gauche, on pouvait
voir les Allemands arriver en rangs serrés, sur une distance d’environ un acre [mots inconnus], ah je dirais à une portée d’environ 1 000 verges, mais sur le front le plus proche, rien à faire. Il y a eu des tirs d'une petite artillerie, c’était la routine
habituelle ce soir-là. Les Allemands étaient derrière nous. Au matin, nos blessés ont été simplement faits prisonniers, et ils ont disparu. J'espère que je ne suis pas trop [mot inconnu]. (Personne menant l'entrevue : Non, ça va très bien. Continuez.) À
ce moment-là, je n’avais pas dormi depuis cinq jours et cinq nuits, et à la brunante, quand il a commencé à faire noir, j’ai vu arriver à ma droite l’arche de Noé, tout comme un enfant. Les animaux deux par deux – les éléphants, les girafes et tous les
autres – grimpaient la cheminée et redescendaient de l’autre côté. Ma vision était très nette. Puis on nous a fait de nouveau sortir, et nous sommes retournés. Un camarade s’est appuyé à mon bras, et je le soutenais, lui et son arme. Il dormait, et cependant
il marchait. Personne n’est intervenu. Nous n’avons rien entendu avant d’être arrivés au poste avancé britannique, et c’était les nôtres. Nous sommes revenus un peu et avons pris une lumière; des tranchées se trouvaient un peu plus loin. Je suis entré
dans un estaminet, vous savez un pub, qui était désert, et j’y ai bu tout un litre de vin blanc. Dieu que c’était bon!
[TEMPS : 14:04]
Question : C’est la plus belle chose que vous ayez vécue durant ces cinq jours, non?
John McIlree : Ensuite, nous sommes retournés à la même bonne vieille place, et chacun a creusé. Je ne me souviens de rien des six heures qui ont suivi. Quand je me suis réveillé, tous ceux qui avaient creusé avec moi n’étaient plus là.
[mots inconnus] un merveilleux sommeil de six heures. Je me suis rendormi un peu, et quand je me suis réveillé, j’ai rencontré un jeune officier avec qui je suis sorti cette nuit-là. Je suis allé là où les officiers de notre compagnie s’étaient rendus.
Entre-temps, quelques chevaux morts avaient été entassés. Autrement, tout le reste était comme à l’ordinaire, mais tout le courrier de la compagnie, qui commençait à être censuré, était répandu à terre. Je l’ai ramassé dans le sac destiné à cet usage
et je l’ai emporté. Nous sommes allés de l’autre côté de la saillie, du côté est, en file indienne, marchant à une distance de trois pas les uns des autres. À un moment donné, nous sommes passés près d’une bataille qui se déroulait à environ 200 verges
à notre gauche. On voyait les éclairs des fusils, des grenades et tout le reste, mais pas de tirs d'obus. C’était comme dans les illustrations de L’Enfer de Dante. Nous avons ensuite traversé Ypres. C'était désert, hormis parfois un camion qui
passait à toute allure. Je me rappelle encore un pauvre bougre gravement blessé, livré à lui-même, qui marchait en titubant. Je me suis souvent demandé ce qui lui était arrivé.
[TEMPS : 16:24]
Question : Dans le bataillon, combien d’hommes ont survécu?
John McIlree : Je n’en sais rien. Dans mon peloton, 50 hommes valides sont partis avec le 22e, et huit se sont retrouvés par la suite. De toute la brigade, trois des quatre médecins militaires ont été tués dans leur poste de secours.
Lorsqu’ils arrivaient là, on leur disait seulement qu’ils étaient enregistrés, qu’ils étaient capables de se déplacer et qu’il fallait continuer, continuer.
[FIN : 17:10]